L’addiction au travail n’est pas un phénomène nouveau mais il est plus fréquent d’y être exposé avec le développement du télétravail. Qui sont les salariés qui tombent plus facilement que d’autres dans le « workaholisme » ? Comment peuvent-ils s’en défaire ? Et que peuvent faire les entreprises en amont ? L’éclairage d’Alexis Peschard, addictologue et président de GAE Conseil, cabinet spécialisé sur le sujet.
L’addiction ne concerne pas que l’alcool, le tabac ou les drogues : il est tout autant possible de devenir « accro » à son activité professionnelle. Et le développement du télétravail ces deux dernières années, à la faveur de la crise sanitaire, n’a pas arrangé les choses. Selon une étude Odoxa pour GAE Conseil publiée en novembre 2020, le travail à distance « accentue les risques de pratiques addictives » au travail. Qu’il s’agisse de la consommation de substances psychoactives ou d’addictions comportementales : aux écrans, au sport, au travail.
Selon Alexis Peschard, président de GAE Conseil et addictologue, le stress et l’hyper connexion causés par le travail à distance sont notamment à l’origine d’une addiction au travail pour 61 % de ceux qui le pratiquent. Mais le « workaholisme » (work + alcoholism) concerne aussi les salariés qui sont en présentiel.
« C’est une addiction comportementale, qui se manifeste par l’incapacité à se détendre et à arrêter de penser au travail. Il est alors très difficile de se déconnecter : pas seulement des outils numériques amenés partout, même en vacances, mais aussi de pensées obsédantes, liées à l’activité professionnelle. Des pensées qui le poursuivent parfois jusque dans les rêves, » décrit Alexis Peschard.
Le workaholisme ne se résume pas à travailler le soir ou le week-end : « tout comme avec l’alcool, ce n’est pas qu’une question de quantité. Au-delà d’un certain nombre de verres ou d’heures travaillées, il y a des facteurs de risques, certes, mais le vrai problème, c’est la relation que l’on entretient à son travail. Une relation pathologique, » explique l’addictologue. Cette implication excessive dans le travail se pratique au détriment des loisirs, des voyages, du sport, des relations sociales ou encore de la vie de famille : « peu importe les activités impactées : l’idée est que le travail prend toute la place. »
Le workaholisme se manifeste tantôt par une productivité intense et accrue, « quelque chose qui est souvent valorisé ou encouragé », tantôt par une activité en berne. Il s’agit dans ce cas précis de salariés qui travaillent durant de très longues plages horaires et qui tentent de se surinvestir, mais qui ont paradoxalement un rendement faible. « Ils ont l’esprit trop encombré par la charge de travail qui leur incombe, alors qu’en parallèle, ils ont des difficultés à déléguer ou à demander de l’aide à leurs collègues ou managers. Ce sont souvent des individus qui veulent tout faire tout seul, avec l’envie de se rendre indispensables. Ils sont aussi anxieux et souvent stressés par leur travail, » précise Alexis Peschard.
Le président de GAE Conseil perçoit plusieurs facteurs de risques menant au workaholisme. D’abord, l’hyperconnexion, aggravée par le travail à distance qui gomme les frontières entre vies privée et professionnelle. « Certains salariés ont plus de mal que d’autres à couper, car ils sont sursollicités… et que leur charge de travail est bien souvent trop importante. Celle-ci est parfois mal répartie et régulée dans le cadre d’un travail hybride ou provient d’un problème de sous-effectif et de difficultés à recruter chez l’employeur. Tandis qu’une forme de pression s’exerce pour performer. »
Selon l’addictologue, d’autres raisons sont liées à la situation personnelle et au rapport au travail des collaborateurs. « Des événements de vie peuvent faire que l’on sera, à un certain moment, davantage susceptible de développer une dépendance au travail : la perte d’un proche, un deuil, une séparation, un divorce. Ces moments difficiles génèrent parfois une fuite dans le travail. Il peut aussi s’agir de modèles parentaux et de représentations, liées à une forme de réussite, avec l’idée que pour atteindre le succès, il faut travailler énormément. » Finalement, peu importe que l’on soit cadre, nomade digital, employé de bureau, ouvrier en usine ou artisan dans son atelier : « si le travail est perçu comme une passion, si l’on est trop perfectionniste ou si l’on place le travail sur un piédestal, toutes les risques sont réunis pour tomber dans l’addiction. »
Concrètement, le workaholisme entraîne une longue liste de maux : stress intense, insomnies, isolement social, développement de troubles musculosquelettiques, addiction au tabac ou à des substances psychoactives destinées à tenir le rythme et, enfin, burn-out et risques graves pour la santé physique.
Comment peut-on lutter, individuellement, contre cette addiction au travail ? « La première chose à faire, c’est d’en avoir conscience, et de réaliser que le comportement que l’on adopte est une pratique à risque, » indique Alexis Peschard. Un autotest permet notamment de s’évaluer soi-même : le WART (Work Addiction Risk Test). Il prend en compte des critères tels que les tendances compulsives, le besoin de contrôle, l’altération des communications et de l’estime de soi, l’incapacité à déléguer.
Deuxième étape : travailler sur son rapport au travail, en passant notamment par « une phase de détachement et de désengagement« . L’idée est, pour le salarié concerné, d’accepter moins de responsabilités, de refuser des engagements quand ils dépassent ses capacités de travail, de collaborer davantage en équipe et, s’il a un statut d’encadrement, d’apprendre à déléguer.
Troisième étape : se faire aider. « Le workaddict peut se tourner vers un professionnel : un médecin traitant ou du travail quand l’addiction reste gérable ; un spécialiste comme un addictologue, psychologue, psychiatre, quand elle est déjà bien avancée, » recommande Alexis Peschard. Pour s’en prémunir en amont, ou pour éviter de retomber dans cette addiction, il faut faire attention à conserver un rapport au travail plus « détaché ». Mais que faire quand il est difficile, voire impossible, de ralentir en raison d’une charge intrinsèquement trop importante ? « Il faut alerter son employeur, notamment ses managers. Quand cela n’est pas possible, il ne faut pas hésiter à se tourner vers les partenaires sociaux et la médecine du travail. Et si rien ne change, la dernière étape, peut-être la plus difficile, est de quitter l’entreprise. Face à une situation réellement nocive, votre santé est en jeu et la seule solution est de partir vers d’autres horizons. »
Que peuvent faire, de leur côté, les entreprises ? D’abord, agir sur la régulation de la charge de travail, en l’adaptant notamment aux modalités du travail présentiel, distanciel et/ou hybride, ainsi qu’à la personnalité et à la situation personnelle de chaque salarié. Les organisations doivent ensuite développer une véritable politique de droit à la déconnexion et de prévention globale des addictions. Dans ce cadre, les managers ont un rôle capital de sensibilisation, de détection des signaux faibles, d’accompagnement, de soutien, d’écoute et de conseil. « Ils ont cette tâche primordiale qui est d’écouter les collaborateurs, de les sensibiliser, mais aussi de leur rappeler les bonnes pratiques de déconnexion. Ils ne doivent pas non plus avoir peur d’alerter les salariés et de leur poser des barrières quand ils perçoivent qu’ils travaillent trop. »
Les entreprises peuvent enfin mettre en place un dispositif avancé de formation de ces mêmes managers. Car si le WART, cité plus haut, peut être un outil précieux pour apprécier le niveau de workaholisme d’un collaborateur, il peut être facile de se sentir perdu dans cette recherche de signaux faibles, en particulier quand cela se déroule en partie à distance. « La formation est, dès lors, essentielle, pour développer les compétences psychosociales des encadrants et ainsi prévenir le risque de surinvestissement au travail, » conclut le président de GAE Conseil.